3ème acte

     Ratmanoff.

     Si par chance vous y allez le même jour que le tracteur, alors vous vous installez dans la remorque et il ne reste plus à attendre que ça se passe, dans les cahots du chemin défoncé. Et 5 heures, avec pour seul amortisseur votre colonne vertébrale, ça passe lentement. Vous devrez probablement, en été - oui,oui, regarde le thermomètre affiche 8 degrés, c'est bien l'été -, descendre de temps en temps pour chasser les bestioles qui stoppent la progression du convoi: otaries (le saviez-vous ? l'otarie est l'un des animaux les plus dangereux à Ker. Généralement très agressive, sa morsure s'infecte en quelques dizaines de minutes, pas de toubib à l'horizon, alors grosse prudence) mais surtout éléphants de mer, et si parmi vous quelqu'un possède une technique pour faire peur et chasser un monstre de 5 mètres et 3 tonnes, je suis preneur. Vous arriverez donc, le dos cassé certes, mais les jambes relativement reposées.

     Sinon y'a la même méthode, mais sans le tracteur. Et là deux options. J'ai choisi la première, me taper les 30 kilomètres de marche en 2 jours. Sur Ker, on ne quitte jamais la base seul, je l'ai peut être déjà dit. Deux personnes minimum sur un chemin comme le nôtre, qui suit les traces du tracteur. En cas de pépin, le tracteur, justement, peut venir en urgence charger un blessé. Mais trois personnes minimum sur les sentiers qu'aucun véhicule ne peut emprunter. C'est Elise, petite Marie, qui m'accompagne. Je ne sais pas d'où vient cette appellation, petite Marie. C'est en tout cas comme çà qu'on appelle les 2 filles chargées du service et de la plonge au restaurant de la base. Les petites Marie de Paf sont réunionnaises, on dit Réu. C'est plutôt une chance de partir avec elle qui marche aussi peu que moi, la galère c'est quand on marche avec quelqu'un de sur-entrainé qui lui, donc, ne marche pas mais court. A ce petit jeu les "ornithos", VATs de 25-26 ans aux gros mollets et qui aiment arriver les premiers, sont très redoutés des petits marcheurs comme moi.

    Petit marcheur, et petit bras: j'ai même pas honte, la veille du départ je me suis mis à genoux devant Mickaël, qui, en tant que garagiste de la base, a accès aux 4X4 de Paf et a quasiment tout pouvoir sur leur utilisation. Après 10 minutes de léchage de bottes (en y repensant, finalement, j'ai un peu honte) j'ai obtenu de lui qu'il nous conduise jusqu'à la rivière du "Chateau", 3/4 d'heure de marche économisée, yeeesssss

  L'heure du départ n'est pas choisie au hasard, mais en fonction des horaires des marées. Car on franchit 2 rivières tout près de leur embouchure. Par marée haute on peut avoir de l'eau au dessus de la ceinture, il y a beaucoup de courant et l'expérience a montré que ça peut être dangereux (1 mort il y a quelques années, toujours, toujours dégrafer le sac à dos au franchissement d'une rivière). A 7 heures ce matin là, on avait de l'eau jusqu'aux mollets, impeccable. La marche est agréable, en bord de plage, quelques nuages, vent léger de sud-ouest, à vue de nez 3 à 4 degrés, tout va bien. Les éléphants se prélassent, c'est pas violent la vie d'un éléphant de mer, en tout cas ce matin ça ronfle grave. Des dizaines d'éléphants de mer, et bientôt des centaines.

    Deuxième passage de rivière - Norvégienne - et l'eau cette fois-ci passe au dessus des bottes, on m'avait prévenu que les élastiques pour empêcher l'eau de passer ça ne sert à rien, non, il faut des morceaux de chambre à air et serrer très très fort et là t'as une chance de garder le pied au sec si tu glandouilles pas trop longtemps dans l'eau. Les anciens sont plein de bons conseils et des fois c'est ça qui est gonflant, les conseils des anciens. Penser, la prochaine fois, à re-lécher les bottes de Mickaël pour obtenir deux morceaux de chambre à air. On arrive à "pointe morne" après 3 heures de marche, le lieu est très agréable, une cabane très sympa avec baie vitrée qui donne directement sur la mer, 25 degrés de plus et je siroterais mon pastis sur la terrasse. Je profite d'un peu de soleil pour pousser seul jusqu'à la pointe de la pointe. Une vierge fait face à la mer, des petites falaises, quelques cormorans, ma première otarie, veiller à laisser 4/5 mètres entre elle et moi. Et l'océan indien devant. Depuis Paf, qui a été construit dans une baie, on n'a pas de vue sur le large.

     Il est très calme là, le large, et c'est bon de rester seul sur la plage - surtout ne penser à rien -. Deux heures plus tard, arrivée de Richard (météo) et Jean-Marie(chef garage, encore plus de pouvoirs que Mickaël sur les 4X4, je vous raconte même pas pour les morceaux de chambre à air). Ils viennent de Ratmanoff, ce sont eux que l'on va relayer là-bas. Après 5h30 de marche, Richard fait pitié à voir, j'ai rarement vu un mec aussi exténué après une rando. Soirée sympa à 4, je sors une bouteille de rouge, ça fera ça de moins à porter demain, un petit Saumur qui le fait bien, à 20h30 tout le monde est au lit. C'est là que j'ai commencé à ressentir très fort une douleur dans les côtes. C'était il y a 3/4 jours, pendant la manip "baguage des éléphants", j'étais plaqué sur le dos de cette femelle, je me souviens maintenant, c'est quand Christophe s'est jeté sur mon dos pour réussir à l'immobiliser, une femelle de 2m89, mesure prise par Stéphane, un peu nerveuse la bestiole, oui, je me souviens bien avoir entendu crac quand il s'est jeté sur moi et qu'au même moment la bestiole a donné un violent coup de dos, j'ai même eu mal, très fort, puis plus rien pendant 3/4 jours. Et là maintenant j'ai si mal que je ne peux pratiquement plus me tourner dans le lit...


     A 7 heures 30 le lendemain, on est prêts à partir. J'ai eu bien du mal à m'habiller, impossible de lever le bras droit. Heureusement je sens moins la douleur en marchant, même avec le sac à dos en place. On quitte Richard et Jean-Marie qui rentrent sur Paf, on peut pas se perdre, il suffit de suivre la plage. Des centaines d'éléphants, et bientôt des milliers. Et puis un premier pingouin (on dit manchot !!!!!, manchot royal même, les pingouins c'est pour l'hémisphère nord et ça vole), plus tard des centaines, un peu plus loin, des milliers. En arrivant à la cabane du guetteur, cap Ratmanoff, j'ai fait le mec qu'a même pas mal après 4h45 de marche, d'ailleurs popchat qui nous a accueilli n'y a vu que du feu, mais à vous je vais le dire, j'étais complètement cramé. Je crois que je me suis couché très tôt, elle doit être cassée cette satanée côte pour faire aussi mal.

    Je me suis levé très tôt, bien avant 7 heures en tout cas, je suis sorti, il faisait bon je crois et c'est là que j'ai ouvert les yeux. J'étais tellement fatigué la veille en arrivant, que je ne m'étais pas rendu compte: Y'a l'océan devant, une plage immense de sable noir et des manchots royaux, non pas par milliers, mais par dizaine de milliers. Et ça piaille de partout, et c'est fou. J'avance dans la manchotière et m'accroupit, à hauteur des animaux. Les plus jeunes, probablement intrigués, avancent sur moi, 5 mètres, 4 mètres, plus qu'un bientôt, et les plus hardis vont jusqu'à picorer mes doigts tendus vers eux. Un jeune manchot c'est recouvert d'un duvet brun qui tient lieu de fourrure, ça a une gueule pas sympathique, et c'est très sympathique. Ceux qui se sont le plus rapprochés de moi me suivent, maintenant que j'avance vers la mer.

     La manchotière de Ratmanoff c'est la deuxième plus grande au monde avec en pleine saison plus de 200 000 individus (la plus grande est à Crozet, 1 000 000 de têtes !!!). Quand on est debout, des manchots, y'en a à perte de vue, et la vue porte sur plusieurs kilomètres. Les petits sont rassemblés en "nurseries" de plusieurs centaines de jeunes, encadrés seulement pas quelques adultes. Les parents sont partis s'alimenter en mer. A l'écart, se forment des groupes d'adultes qui parfois s'éloignent jusqu'à 2 kilomètres de la côte, personne ne sait pourquoi. Bon nombre des adultes sont en pleine mue et l'air est plein de plumes. Le sable est jonché de cadavres, par centaines, seuls un tiers des jeunes vont survivre.

    Au plus prés de la mer, des centaines d'éléphants. La vie pas violente d'un éléphant, c'est la première impression, mais c'est pas la bonne. Il y a les combats d'un mâle qui en charge un autre pour prendre la suprématie d'un harem. C'est très court, rarement plus de 30 secondes, et c'est d'une violence extrême. Le vaincu s'en tire avec des plaies plus grandes que ma main, et l'entourage, parfois, ne s'en tire pas: car un éléphant qui charge, c'est plusieurs tonnes de viande et de muscles qui écrasent tout sur leur passage, quand on est jeune éléphant (bonbon) de 40 kilos, ça ne pardonne pas. Des combats il y en a très souvent, parfois un mâle (pacha) ne garde la tête de son harem que quelques minutes. Et des harems, y'en a partout, pendant mon séjour les "ornithos" ont dénombré plus de 13 000 éléphants sur 30 kilomètres de plage. La vie d'un éléphant c'est aussi des "accouplements", je mets ça entre guillemets, parceque là ce qu'on voit c'est des viols, à répétition, des femelles qui se débattent sous des pachas qui font 3 à 4 fois leur taille, donc leur poids, et dans le genre bestial, le pacha au lit, il est champion du monde. On les plaint, les femelles.

   Il y a tout près d'ici, les manchots papous. Je profite qu'au cours de mon séjour popchat me demande zéro contribution (pas de cages à porter, le panard) pour aller voir leur lieu de nidification. J'en connais parmi vous qui auraient été aux anges: les bébés papous c'est gros comme une peluche, ça a du duvet comme une peluche, une tête de peluche. Ca donnerait envie d'en ramener un à la maison. Si on s'approche il est mort, car l'adulte qui le couve déserte son nid. Quand il y a 2 bébés, 1 est condamné, de toute façon, car les parents n'ont pas les ressources pour en alimenter deux.

    Pendant 2 jours j'aurai le temps de parcourir plusieurs fois de long en large cette plage. J'avais déjà ressenti ça à Crozet: Ca grouille de vie, par dizaine de milliers d'individus, par toutes ces mises au monde partout autour, ces piaillements jours et nuits, ces grognements, ces aboiements, c'est la vie, la vie à foison, et là-dedans,bonbon-decede.jpgpartout, la mort, par centaines des cadavres, qu'on piétine sans s'en apercevoir, les ossements ou les peaux vidées de leur contenu, les bonbons aux yeux crevés par les pétrels, le sang qui gicle dans les combats et les blessures monstres à la mesure des dents monstres des pachas, la mort partout, mais c'est bien la vie qui l'emporte. C'est comme si la mort, omniprésente, n'était pas importante, comme si la mort n'était qu'une péripétie de la vie. C'est la survie du groupe qui compte et la mort de l'individu n'est qu'un détail sur lequel on ne s'arrête pas. C'est très étonnant. C'est peut être ça, au fond, qui sépare l'homme de l'animal, je veux dire le civilisé du sauvage. J'habite une autre planète. Vous savez, on n'est pas dupe: on le sait que tout ça est un drôle de rêve. D'ailleurs lorsqu'entre nous on parle de vous, de ceux restés en métropole, dans un des coins civilisés de cette planète, on dit "dans la vie réelle".

    3 jours après notre arrivée nous sommes rejoints par Rémy (télécoms), Baptiste (géner), René (pateux) et Gwenn (ornitho). J'aurai l'occasion de pêcher mes premières truites - à la cuillère - à la cabane des manchots, à 25 minutes de "guetteur". J'ai fait plein de noeuds avec le fil, que patiemment René a démêlés, sans même m'insulter. 3 truites ont mordu à mon hameçon mais la plus grosse ne faisait "que" 30 centimètres. Petites comme ça, on les relâche, enfin moi c'est ce que j'ai fait. René a gardé les siennes, faut dire que c'était la taille au dessus, 55 et 65 cm, et le soir elles allaient bien avec la deuxième bouteille de Saumur.

    Le dernier jour, j'ai eu l'occasion d'observer un léopard de mer, et c'est une grande chance car certains qui sont à Ker depuis un an n'en n'ont toujours pas vu. Vous verrez son sourire charmeur sur une des photos jointes, mais il ne faut surtout pas s'y fier (un mort récemment en Terre Adélie, happé par un léopard en longeant à pied la banquise). Donc on observe ça en laissant 3 à 4 mètres de distance de sécurité. J'ai vu également les "petits" des albatros, petits entre guillemets car la bestiole est déjà énorme. Elle attend seule, dans un nid isolé à l'écart du tumulte de la plage, le retour des parents partis plusieurs jours ou plusieurs semaines, eux-aussi à la pêche.

    Dernier soir à Ratmanoff, 21 heures, déjà la nuit noire. Et au sud, loin là-bas, les lumières s'allument. C'est du vert et aussi du blanc. Comme un peu le lever du jour mais pas vraiment. Un spot vert qui s'allume à gauche, tout de suite un autre à droite. Ca ressemble aux spots que les boites de nuit mettent en route le samedi soir pour ameuter le client. J'attends un bon quart d'heure, le défilé des lumières, la fin de l'aurore australe, pour aller me coucher.

    Et puis le jour du départ. Baptiste et René nous ramènent en tracteur. C'est bien pour mes jambes, pas bien pour ma côte. Au retour je resterai 2 jours encore à souffrir.

    Au tout début de ce message, je vous ai parlé de deux options pour rallier Ratmanoff à pied. La deuxième consiste à faire 28 kilomètres d'une seule traite, directement entre Paf et la cabane du guetteur (en évitant "morne" on gagne 2 kilomètres...). C'est cette option là que je choisis demain...

 

     Quelques heures après mon retour sur base, j'apprends le décés de Jean-Claude, un ami cher.
Retour brutal sur terre, la vôtre. J'ai l'air malin moi, avec mes belles considérations sur la vie et la mort...

Bises à tous,

Didier. 

     Totoche, 21 heuresLui:  -Oh Didier...qu'est ce que t'as ?
                                        Moi: -Rien,...rien
                                        Lui:  -Oooh,....Didier !!
                                        Moi: -Rien...
                                        Lui:  -Didier...ehhh !?
                                        Moi: -Rien...c'est un ami, en métropole, qui est mort...
                                        Lui:  -....
                                        Moi: -...
                                        Lui (levant son verre): - A la vie
                                        Moi: -Oui,...merci,... à la vie.






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