(Publié le 14 novembre 2014)
Si il y a la présence d’un hivernant qui n’étonnera personne, c’est bien celle de Philippe, notre toubib. Ouaip. Sauf que dans ce pays isolé du reste du monde et des gens du monde, ben personne ne semble être malade. Alors donc hein finalement la question « Mais qu’est-ce que tu fous ici Doc’ ? » n’est pas si inopportune. Pour y répondre, Philippe m’a reçu dans son cabinet, après évidemment les 2h30 d’attente réglementaire dans la salle faite pour ça : l’attente. Ça m’apprendra à poser des questions un peu brutales.
- Hey ! Salut Philippe.
Toubib en terre Adélie, ce n’est tout de même pas rien. Je dirais même que c’est essentiel dans la mesure où tu as entre tes mains la sauvegarde de la vie des hivernants, et particulièrement la mienne.
Salut Didier ! Effectivement, c’est une immense responsabilité que tu m’as confiée en me conférant la sauvegarde de ton illustre personne. Maintenant, soyons réalistes, c’est plutôt chaque hivernant qui se sauvegarde lui-même. Je ne vous cours pas après (au sens figuré bien évidemment), et quand bien même il arriverait quelque chose, le corps humain est doté d’une fonction extraordinaire : l’autoréparation. Je ne fais que l’accélérer lorsque les moyens mis à ma disposition me le permettent, et ce, dans la limite de mes compétences.
- J’imagine donc qu’il faut une solide expérience en amont. Quel a été ton parcours auparavant ?
Après être entré en médecine à la faculté de médecine de Lyon Sud, je me suis spécialisé en médecine générale à l’université de Saint Étienne. Je suis également diplômé d’un DESC (diplôme d’étude supérieure complémentaire) de médecine d’urgence. J’ai amorcé ma carrière professionnelle pendant deux ans dans les formidables urgences du CHR de Roanne (SAMU, SMUR, Urgence, posturgence). Parallèlement, j’assurais occasionnellement la médicalisation de l’aéroport de Lyon Saint-Exupéry. C’est en discutant avec un collègue urgentiste de Roanne (ancien toubib de Crozet en 2003) que j’ai découvert les TAAF. En 2012, j’embarquais sur le Marion Dufresne pour un hivernage d’un an à Crozet (la Cro49). Il faut croire que l’expérience a plu, aujourd’hui je suis à DDU.
- La médecine, c’est quand même tout un tas de spécialités très différentes les unes des autres, qui requièrent toutes des compétences très particulières. Tu as des super pouvoirs qui permettent de tout soigner ?
Si seulement ! J’aurais peut-être eu un slip de Super Docteur dans la dotation d’habillement de l’IPEV que j’aurais pu mettre par-dessus mon pantalon à la manière de Superman! Malheureusement, non seulement je n’ai pas de super pouvoirs, mais je suis également limité par l’équipement disponible et le fait d’être l’unique personnel de formation médicale. Afin de pallier cela et de pouvoir gérer des situations complexes, une formation de trois mois est exigée pour chaque médecin de district par le service médical des TAAF pour acquérir les compétences qui pourraient faire défaut. Celle-ci est réalisée au choix du médecin de district, dans des hôpitaux militaires ou civils. Chaque médecin de district, en accord avec le médecin-chef des TAAF, réalise son propre canevas de stages afin d’acquérir les compétences nécessaires à l’hivernage. J’ai donc eu la chance en deux hivernages rapprochés de bénéficier au total de 6 mois (3 mois pour chaque hivernage) de formations supplémentaires. Personnellement, j’ai axé ces formations sur la chirurgie, l’échographie, et la dentisterie.
- Est-ce vrai que dans ces milieux extrêmes les gens ne tombent pas malades ?
C’est vrai que les pathologies infectieuses et les épidémies sont rares. Vivant en autarcie, à distance de toute concentration humaine, nous ne sommes pas exposés aux différentes épidémies qui font rage dans le reste du monde. Néanmoins malgré une sélection rigoureuse et stricte des hivernants sur leur bonne forme physique et mentale, l’activité médicale reste importante au regard du nombre de personnes séjournant sur les districts. Cela est principalement lié aux risques environnementaux et à la probabilité de survenue d’une pathologie liée au contexte particulier d’un hivernage. Lorsque l’on regarde les chiffres de l’activité médicale, on peut être surpris de voir autant de décès, rapatriements, évacuations sanitaires au regard de la population présente sur base (sélectionnée pour sa bonne santé physique et mentale). Ceci explique la présence d’un médecin à temps plein alors que l’activité est quasi nulle comparativement à l’activité médicale d’un médecin métropolitain.
- Si la maladie est rare, doit-on en déduire que ton cabinet est toujours vide ?
Mon cabinet est effectivement le plus souvent vide. Tout particulièrement cette année où les hivernants furent de vrais héros polaires : en moyenne 3 consultations tous les 2 jours (la campagne d’été faisant augmenter significativement les chiffres). Le temps médical est partagé entre l’entretien, la gestion, l’amélioration de l’outil de travail (environ 3/4 du temps) et la formation des aides médicaux, chirurgicaux, anesthésistes ; les formations aux techniques de secours, la prévention ; le suivi médical régulier des hivernants, et l’activité de soin proprement dite. Cette dernière est bien plus longue qu’en métropole. En effet, prenons l’exemple d’une entorse de cheville :
En métropole le temps médical du médecin généraliste sera d’un peu moins de 20min. Ici, outre les 20min prises pour l’évaluation médicale, par la suite je me dois d’assurer tout le suivi de l’entorse, la rééducation et le bilan radiologique, kiné etc. Chaque consultation demande ainsi beaucoup plus de temps qu’en métropole. Ce qui contrebalance la faible activité médicale, c’est l’intérêt d’une prise en charge complète sans intervenants extérieurs et la découverte des autres spécialités (médicales et paramédicales : kiné, radio, biologiste, etc.).
- Au-delà des accidents, il y a un aussi suivi régulier de la santé des hivernants. Quelle est la fréquence de ces visites et en quoi consistent ces examens ?
Ces visites ont lieu au minimum tous les 3 mois. Il s’agit de faire le point sur le plan médical de l’état de santé mentale et physique des hivernants. Un examen clinique le plus exhaustif possible est demandé suivi d’un examen dentaire et d’un entretien personnel. Ainsi le médecin peut détecter d’éventuels problèmes au plus tôt pour proposer des thérapeutiques, des solutions afin que l’hivernage de chacun se déroule dans les meilleures conditions, sans risques pour sa santé.
- Alors au final: le syndrome de l'hivernant, mythe ou réalité ?
C’est une réalité. Pas toujours acceptée par les hivernants : l’autoévaluation est toujours difficile. Même le médecin le subit. Oui, ce dernier, parce qu’il est également un super z’héro polaire, doit avoir conscience de la réalité de ce syndrome qui l’affecte également.
Il ne s’agit pas de manifestations marquées et visibles tout le temps. Le syndrome se déroule généralement en trois temps :
- Une phase de découverte : tout est merveilleux et l’excitation est importante. Ces aspects positifs sont souvent mêlés d’un questionnement interne sur les raisons d’un choix de vie en isolement et les implications que cela aura sur le futur.
- Une phase de résistance : ponctuée d’agacements, d’agressivité et d’extériorisations mal adaptées en milieu clos du fait des contrariétés liées à la vie en isolement.
- Une phase d’épuisement : l’indifférence apparente extérieure de l’hivernant masque le ressenti d’un immense bouleversement interne à chaque confrontation ou contrariété.
Les symptômes somatiques observés les plus courants sont des migraines, des troubles du sommeil , des affections rhumatologiques, des troubles digestifs, un gain de poids, des variations de l’humeur, des troubles relationnels, une modification des performances, un ralentissement psychomoteur.
Ce syndrome disparait heureusement rapidement lors du retour. Ce dernier étant marqué également par différentes phases (peu étudiées jusqu’à maintenant par les scientifiques) : Une phase de lune de miel immédiate suivie d’une phase plus mélancolique avant un retour à la normale le plus souvent (la présence d’une famille, d’un concubin(e), l’activité professionnelle étant bien sûr des facteurs importants modifiant ces phases).
(Vivement la phase lune de miel ! NDR)
- En tant que toubib dans ce territoire ultra-isolé en hiver quelle est ta plus grande crainte ?
Le décès d’un hivernant.
- Sans imaginer une opération à cœur ouvert, si tu avais besoin d’intervenir chirurgicalement, pour une appendicite par exemple, tu te sentirais bien seul dans ta salle d’opération, non ?
Oui j’avoue ne pas souhaiter me retrouver dans une telle situation. Mais je ne serai pas seul. Il est impensable aujourd'hui de réaliser une opération simple en gérant simultanément l’anesthésie et le geste opératoire. Aussi, j’ai formé des équipes « médicales » avec l’aide des hivernants volontaires :
- une équipe orientée chirurgie,
- une équipe orientée anesthésie,
- une équipe médicale / paramédicale (biologie/radiologie).
Sans l’aide de mes cohivernants, il m’est impossible de soigner des cas complexes. Heureusement, pendant la période d’isolement nous n’avons pas eu à gérer de telles situations.
- Tu as été il y a quelque temps hivernant sur l’île de Crozet, située près des 50émes de latitude sud de l’océan indien, donc très isolée également. Y’a-t-il des différences notables avec l’hivernage actuel, à DDU, sur le continent antarctique ?
Je n’ai pas trouvé de différences fondamentales. Il reste toujours difficile de comparer deux hivernages : tu en sais quelque chose, toi, l’ancien météo de Kerguelen . Sur une même île, deux hivernages ne se ressemblent pas, car les hivernants, et donc la mission, sont différents.
L’avantage des Australes (Crozet, Kerguelen, Amsterdam), c’est de pouvoir s’échapper de la base et s’immerger dans la nature indomptée et sauvage pendant plusieurs jours voire semaines. J’ai le souvenir d’avoir eu plus froid et des conditions de vie plus rudes à Crozet (alors que la base est plus confortable) du fait des séjours en cabanes où le confort est très rudimentaire (mais que j’ai, par ailleurs, adorées). Ici à DDU, c’est le confort avec une douche possible tous les jours en rentrant d’une balade et un lit confortable au chaud tous les soirs (sans parler des repas gargantuesques préparés par Arnaud et Victor tous les jours). Ici, on est peut-être plus facilement confiné dans les bâtiments si l’on ne se force pas un peu à sortir et à quitter cette léthargie d’hivernage qui s’installe du fait du syndrome de l’hivernant.
L’autre différence que j’ai ressentie c’est, à DDU, l’impression d’être locataire de la base pendant la campagne d’été (qui dure quand même 5 mois dans l’année) : ici ce sont les campagnards d’été qui gèrent la base à ce moment alors que dans les Australes j’ai plus eu l’impression d’être en hivernage dès mon arrivée début décembre (pendant la campagne d’été). Les campagnards d’été, dans les Australes, ne sont que de passage et sont donc plus considérés comme des invités, la base étant gérée par les hivernants et les consignes transmises d’hivernant à hivernant.
En tant que toubib, la différence principale dans les Australes est la possibilité d’organiser une évacuation sanitaire tout au long de l’année. En Antarctique ceci est impossible pendant la période d’isolement (il n’y a plus d’avion sur le continent). Cependant, l’été, une évacuation est plus facile et plus rapide (par avion) en Antarctique par rapport aux Australes (accessibles uniquement par bateau). Sinon, l’équipement et les moyens mis à notre disposition sont sensiblement les mêmes sur les districts des TAAF.
- Dans quelle mesure ce séjour à DDU peut-il être un plus dans l’optique de la poursuite de ta carrière ?
Ma carrière initiale d’urgentiste dans un hôpital publique est bien compromise par ces différentes expériences. Je ne peux pas vraiment faire valoir ces exercices médicaux particuliers dans un CV et je perds pas mal d’années d’ancienneté (au minimum 4) par rapport à mes copains de promos. Sans compter que les postes de titulaires ne sont pas infinis et donc qu’il me faudrait patienter avant de prétendre au poste à nouveau… Par contre, l’enrichissement personnel et humain de ces expériences d’hivernage contrebalance largement cela. Probablement je réorienterai mon exercice à mon retour, mais j’ai encore du temps pour y réfléchir et la décision se prendra en concertation avec mon amie.
Disons que c’est un plus pour des missions de médicalisation en milieux isolés, mais pas vraiment pour l’exercice en métropole. Or les missions de médicalisation sont plus souvent des emplois de courte durée, difficilement conciliables avec une vie de famille.
- J’imagine que les médecins ne se bousculent pas aux bureaux de Pôle-Emploi. Toi-même tu as déjà des projets professionnels précis à ton retour en pays civilisé ? Après Crozet puis DDU, tu espères ré-hiverner un jour ?
Il me semble quand même que notre mission fut particulièrement civilisée
J’ai bien sûr plein de projets en tête concernant d’éventuels postes à mon retour. Certains resteront du rêve, car non conciliables avec mes projets personnels (tel que Flying Doctor en Australie). Je verrai cela une fois reposé en métropole.
Quant à ré-hiverner… J’aurais du mal à dire « non » catégoriquement, le futur étant tellement incertain. Et lorsque je vois les « anciens », ils ont tous les yeux qui brillent en évoquant leur hivernage et souhaitent repartir. Aujourd’hui, ce n’est pas conciliable avec la vie que je souhaite avoir plus tard. De plus, après deux hivernages je souhaite vivre d’autres expériences. Si l’hivernage reste une expérience extrêmement positive et souhaitable pour tout le monde selon moi, ce n’est pas non plus une fin en soi et il y a tellement d’autres choses extraordinaires à faire dans une vie que je ne me vois pas investir une année et demie supplémentaire pour un hivernage. Cela dit, il me faudra faire le deuil de Kerguelen, et d'Amsterdam ainsi que celui de revoir Dumont d’Urville, de voir Concordia et bien sûr de retourner à Crozet. Mais ces deuils se feront aux bénéfices d’expériences tout aussi extraordinaires que ce soit en métropole ou ailleurs... Qui sait ?
Quand on y pense, un médecin, un chirurgien, un dentiste et un service de radiologie pour 25 personnes, c’est quand même le grand luxe. A tel point qu’il en devient désespérant de ne pas tomber malade pour en profiter. Bon, j’arrête mes bêtises avant que ces réflexions ne me portent la poisse.
Un grand Merci à toi Philippe pour cette consultation gratuite.