Je sais pas pour vous, mais moi, au resto, quand je commande un steak il y a une chance infime pour que le serveur me le ramène à la cuisson que j’ai demandée. Franchement, sur ce plan-là ils ne sont pas plus de 20% à respecter la demande du client. Mais, à DDU, quand je demande mon steak "bleu", on me l’amène "bleu", comme je l’aime. Cette (grande) qualité place donc d’emblée la « Gargotte à Nono et Totor » dans le haut de la fourchette (ah ah) des restos français.
Pour vous, j’ai rencontré Arnaud, alias Nono, alias la cuisse, le cuistot de la base, celui grâce à qui je peux dissimuler mes abdos proéminents sous une fine pellicule de graisse.
- Bonjour Arnaud. Ici à DDU tout le monde t’appelle Nono. C’est un peu ridicule comme nom, non ?
Merci pour ce compliment en début d’interview, ça commence fort. Je m’appelle effectivement Arnaud et au fil des années les gens m’ont surnommé «Nono», plus court, plus simple, je m’y suis habitué. Il y a la variante « Mon Nono » que j’aime bien, j’adore qu’on m’aime !!!
Je viens des environs de Cannes et plus précisément de Mandelieu la capitale du Mimosa (Hmmm, mimosa,…surveiller les penchants de Nono, NDR). Mes parents habitent avenue Paul Ricard, ça va te motiver à venir me voir si on ne s’est pas mis sur la gu… avant la fin du séjour. Je suis divorcé, et j’ai une petite princesse de 10 ans, Victoria, qui vit avec sa mère au Cannet.
- Comment as-tu été amené à postuler sur cet emploi de cuistot du grand sud ?
Une petite rétrospective sur mon parcours. Ça commence à l’âge de 8 ans quand, après le visionnage d’un reportage, je me suis mis en tête de devenir pâtissier sur un bateau. Je me suis toujours accroché à ce but, même si il y a eu des petites variantes. Cependant, au vu de mon expérience sur l’Astrolabe, il est maintenant hors de question de travailler sur un bateau (Nono a fait les plus beaux pâtés de vomi au cours de la traversée, NDR).
J’ai commencé à 15 ans et demi, en apprentissage, puis j’ai enchainé par différents endroits et différentes disciplines, toujours dans les métiers de bouche : pâtisserie en boutique puis pâtisserie de restaurant, brasserie, restaurant, restaurant d’entreprise, restaurant de collectivité. Tout cela m’a permis de parcourir plusieurs villes ou pays : Cannes, Paris, Luxembourg, Gordes (84), Roquebrune (au-dessus de Monaco), Courchevel.
Dernièrement je travaillais dans un pays que tu connais bien, la Nouvelle Calédonie. Exactement : je bossais dans le Nord, à l’usine de Vavouto à côté de Voh (tout le monde connait le célèbre «cœur de Voh », photo prise par Yann Arthus Bertrand). J’ai commencé comme chef de cuisine et j’ai fini comme chef exécutif, plus ou moins le bras droit du responsable de restauration, avec des grosses responsabilités : environ 150 personnes en charge, bien sûr avec une grosse équipe de Management à nos côtés. Ce boulot m’a appris énormément et m’a apporté une expérience sans pareille dans ma vie professionnelle.
C’est sur le «caillou» (surnom de la grande île de Nouvelle-Calédonie, NDR), que j’ai rencontré un chef de production qui revenait de Terre Adélie. C’est lui, et sa façon de me raconter DDU, qui m’a donné l’envie de venir faire ma propre expérience ici. Je suis vraiment ravi d’avoir fait ce choix. J’aurais dû être affecté ici pour la TA65 mais un désistement a accéléré mon départ. Heureusement, car sinon je n’aurais pas fait ta rencontre !
- En tant que cuisinier à DDU tu as une particularité peu commune : tu connais très bien 100% de tes clients. Tu manges même avec eux. C’est un atout ou un inconvénient ?
Tu as raison cela est peu commun. Manger assis n’est déjà pas dans mes habitudes, et cela ne me plait pas trop généralement. Ici, je pense qu’avant d’être le cuisinier, je suis un peu la maman qui fait à manger à la petite famille, qui connaît les goûts des uns et des autres. Donc, pour répondre plus précisément à ta question, c’est plus un avantage : au plus tout le monde est satisfait, au moins on me casse les … . Du coup je suis heureux et tout le monde est heureux, c’est comme à la maison !
- Beaucoup de mes amis se sont interrogés sur la manière de conserver les produits frais. Notamment l’un d’eux s’étonnait récemment que tes salades vertes tiennent le coup plusieurs semaines alors qu’une salade achetée chez Auchan est juste bonne à mettre à la poubelle 3-4 jours plus tard. Bref, vu de la France, les gens s’imaginent qu’ici la conserve est le seul plat qu’on serve (ouarf ouarf). Peux-tu les rassurer ?
C’est un sujet sensible ici, et je vais essayer d’être exhaustif.
Dans un premier temps, il faut être conscient qu’en Antarctique les microbes sont plus rares, et qu’il n’y a pas de nuisibles. Il y a très peu de risques de contamination. Ensuite, soyons honnête, il y a un pourcentage de perte, environ 10 %. Entre le moment où le bateau quitte Hobart et le moment où je n’ai plus eu de salade à proposer, il s’est passé environ 1 mois.
A chaque arrivée de bateau, les légumes font l’objet d’attentions particulières :
Salades : elles se conservent mieux dans leur plastique d’origine. Et nous privilégions la salade « ice berg », plus résistante (tu m’étonnes, NDR).
Tomates : rien faire et prier pour qu’elles durent le plus longtemps possible, car au plus elles seront touchées au plus elles ont des risques d’accélérer leur pourrissement.
Concombres : ils se conservent mieux à l’air libre, sans capote autour.
Pêches, Poires, Abricots, Prunes : fruits fragiles, ils tiennent environ 1 à 2 semaines après le départ du bateau. Consigne : en profiter un max, et rapidement !
Nous n’avons plus ces fruits et légumes que je viens de citer. Parmi ceux que nous avons encore à disposition:
Pastèques : la dernière a été mangée aujourd’hui, c’était la dernière limite. Il faut la toucher le moins possible, la laisser à l’air (elles étaient succulentes, NDR).
Choux rouges ou blancs, citrouilles : le top de la conservation. Tout ce petit monde a été entreposé sur des cartons dans le frigo à + 4°. Evidemment les feuilles extérieures sont mortes mais l’intérieur est bon.
Choux-fleurs : idem que les choux et citrouilles, un peu moins résistant dans la durée mais pas mal.
La banane, le fruit qui dépanne : très noires, mais encore bien en dedans, cela devrait s’arrêter en fin de semaine prochaine. Attention aux bananes, les séparer de tous les autres fruits et légumes, elles ont tendance à les contaminer.
Oranges et pamplemousses : Ca ne bouge pas trop. Malheureusement suite au problème de bateau que l’on a eu cet été, on n’a pas eu notre quantité en oranges. En revanche, les pamplemousses devraient tenir jusqu’à fin juin. Il faut les laisser le plus en bas possible, sans les mettre au sol pour éviter qu’ils congèlent.
Certaines herbes (mais rien qui se fume NDR) ont été reçues à R3 et coupées (oignon vert et échalote), blanchies (coriandre). Tout cela a été congelé.
Pour finir, les 4 héros polaires des fruits et légumes :
La pomme de terre : une partie a été mise dans le noir avec de l’anti germe.
La carotte : une partie a été mise en terre et ça marche super bien ! Le reste, je l’espère, tiendra le plus longtemps possible.
L’oignon : le service base (dont Didier est sûrement le meilleur élément, slurp - la seule raison pour laquelle il verse une petite larme de temps en temps NDR) s’affaire régulièrement à en éplucher 20 kg afin que je puisse les émincer et que je les congèle. Ainsi, si tous les oignons ne survivent pas, il en restera un peu pour le début de campagne d’été (fin novembre).
La pomme : le seul fruit qui nous restera en fin d’hivernage. Ne pas les toucher, cela se garde ad vitam aeternam (Amen, NDR).
Sinon nous avons également des fruits et légumes en boîtes, mais les plus utilisés seront les congelés, dont la gamme et assez étoffée.
- En début d’hivernage qui fait les stocks ? Est-ce toi qui choisis les produits que tu proposeras au cours de l’année ? Et la gestion de ces stocks est-elle facile, dans la mesure où tu n’as pas vraiment le droit à l’erreur ?
La base est relativement ancienne, et l’IPEV a acquis un savoir-faire. L’acheminement de la nourriture sur D.D.U est une chose bien ficelée, quasi-routinière. Ca reste évidemment compliqué d’avoir tous les produits disponibles en France. Il y a un service au siège de l’ IPEV dont la mission est de préparer les achats de vivres. On nous passe la liste des produits avec lesquels on va travailler, et on nous demande si on veut des produits supplémentaires, que l’on a l’habitude d’utiliser. Au cours de l’hivernage on échange avec le service achat afin de préparer l’année suivante. En ce moment je suis justement en plein inventaire.
Le cycle c’est : inventaire au 1er mai, commande au mois de juin/juillet, livraison au Havre en août, arrivée à Hobart en octobre. Les livraisons sont à faire pendant toute la campagne d’été, sur les 4 rotations de l’Astrolabe. Je me plante peut-être un peu dans les dates mais en gros c’est ça.
Une partie de la viande est commandée en Australie, au mois de janvier, selon nos besoins. Elle est livrée entre R3 et R4.
- Certains cuisiniers que nous avons croisés au cours de l’été « font » plusieurs fois DDU ou Concordia, voire y reviennent quasiment chaque année. Je sais que tu as d’autres projets, mais est-ce que tu pourrais envisager de revenir régulièrement ici ?
Avant de me projeter plus loin, j’attends que l’hivernage se termine. C’est un peu tôt pour penser à la suite. En revanche s’il y avait une possibilité après notre hivernage de monter à Concordia, pour la campagne d’été, je pense que je le ferais avec plaisir. Quitte à être ici, autant faire le truc à fond et connaître la base de Concordia. Cela doit être dingue !!! Je crois qu’il n’y a pas plus loin !!!!
- Par rapport au boulot classique de cuisinier, en métropole par exemple, qu’est ce qui manque ici ? Et, a contrario, quels sont les avantages à exercer ta profession ici ?
Si on parle cuisine, ben finalement il ne manque pas grand-chose. Au contraire, le fait de ne pas avoir à disposition des magasins comme Métro me pousse à faire tout « maison ». C’est un véritable plaisir. De plus il faut dire que nous travaillons entourés de plein de professionnels de métiers différents. Cela nous permet d’avoir un outil de travail où il ne manque rien : chaque année tous les pâtissiers et cuisiniers font leurs petites modifs ici ou là. En France, il vous faudrait des mois pour avoir une pièce, ici on nous la fabrique dans la journée.
Le gros avantage à travailler ici c’est que je n’ai aucun objectif financier à atteindre. Bien sûr il s’agit de ne pas gâcher, mais ne pas être dans un état d’esprit de rentabilité est franchement très agréable. Le fait de travailler avec un pâtissier boulanger est également un atout. Cela vous permet de faire tout de a à z. C’est une satisfaction énorme quand on aime se qu’on fait. C’est très rare dans les restos de trouver du pain et des pâtisseries « maison », produits sur place. Cerise sur le gâteau, l’ambiance est sympathique et plein de bonne humeur ! Du coup je n’ai aucun stress et cela m’a même permis d’arrêter de fumer, que du bonheur !!!
En ce moment tu ne nous gâtes pas trop côté météo, mais quel bonheur de se réveiller dans cet univers blanc, immaculé (Nono est aussi expert dans les breuvages hallucinogènes et euphorisants, NDR) de voir ces vues merveilleuses et cet environnement pur (Purée Nono tu veux pas t’allonger ? NDR). Cela fait plus de 4 mois que nous sommes là et je m’en lasse pas, (promis, ma prochaine interview sera consacrée au toubib, NDR) quand il n’y a pas une tempête qui dure 4 jours (lol).
- J’ai déjà eu l’occasion de dire à mes lecteurs que tu varies de manière extrême tes menus. Tu refais de temps en temps steack-frites ou pizza mais de ça personne ne se plaint. En fait les plats qui « reviennent » sont rarissimes. Tu as toutes ces recettes en tête ? ou bien tu improvises ? Ou parfois tu vas piocher quelques idées sur internet ?
Je crois en toute simplicité et modestie que je suis un génie de la cuisine et que ma fête tombe le 18 avril (St Parfait, NDR).
Les steaks-frites et pizzas, tu l’as bien compris, cela revient car tout simplement ce sont des choses qui sont très appréciées. Chacun chez soi ou au resto se fait un steak-frite ou une pizza, j’essaie de vous donner la possibilité de manger ce que vous mangeriez chez vous. Mais aussi je prends plaisir à vous faire goûter beaucoup de cuisine internationale (à Vavouto, je travaillais avec des cuisiniers venus du monde entier), du mexicain, du chinois, de l’indien, etc…
J’essaie de m’inspirer des recettes que j’ai expérimentées dans différents restos, ou bien lues dans des bouquins que j’ai ramenés. Internet est aussi une merveilleuse source d’inspiration. J’ai également demandé à ma mère de me faire un recueil de toutes ses recettes avant que je parte pour élargir encore le panel. Enfin, sur mon ordi j’ai 2 Go de livres de grands chefs dans lesquels je piocherai quelques recettes.
Dernières cordes à mon arc, j’attends avec impatience la participation des hivernants, qu’ils nous fassent goûter les spécialités des différentes régions, comme nous avons pu le faire avec Sépenta pour Nourous (Nouvel an Perse, NDR), et avec Olivier pour la Saint Patrick (mouais, mais j’ai pas envie de me faire lyncher par les clients de ton resto Nono, NDR).
Et à partir du mois de mai, tous les vendredis soirs il y aura le "dîner presque parfait" de D.D.U !!!! Tu vois tes Abdos Kro ont de beau jours devant eux !!
- Servir un steak "à point" à un client qui l’a commandé "bleu" c’est du foutage de gueule ou bien il y a des contraintes en restaurant qui font c’est un vrai challenge d’obtenir la bonne cuisson ?
Pour répondre clairement à ta question : Oui. Maintenant il faut dire qu’un service en restaurant classique est un moment plein de stress, tout le monde veut manger vite, et le cuistot n’a que 2 bras. Du coup il s’octroie quelques raccourcis, il se fait de l’avance et au moment du coup de feu il peut s’emmêler les pinceaux.
Le vrai foutage de gueule, si tu l'as demandée "bleue" et qu'elle arrive "semelle", c’est que tu demandes (gentiment et poliment) que l’on te la refasse et que l’on te montre ouvertement que tu es un casse-couille. Là pour moi c’est intolérable. Une erreur peut arriver mais il faut savoir la réparer. Le client est roi n’en déplaise à certains chefs vaniteux !
En collectivité, si la cuisson n’est pas faite dans un coin à part avec un grillardin, c’est vraiment impossible de satisfaire tout le monde. Je peux faire les cuissons « à la demande » en hivernage mais en été, quand il y a vraiment beaucoup de monde, c’est plus compliqué. J’essaierai de le faire tant que c’est jouable…
- Cuisinier, on nous le dit et on nous le répète, je pense à raison, c’est un métier difficile, qui donne probablement plein de satisfactions, mais difficile quand même. En ce qui te concerne, au cours de la campagne d’été, on peut compter sur les doigts d’une main les jours de congés que tu as pris. Est-ce que tu comptes, comme le gouvernement t’y encourage de plus en plus, bosser et jouer du piano debout jusqu’à 65-70 ans ?
C’est la première fois que l’on me pose cette question. J’espère faire tout ce qu’il faut pour ne pas à avoir à bosser après mes 60 ans au pire, et 50 au mieux. C’est pour cela que je travaille un maximum maintenant. Tant que je prends du plaisir dans ce métier, pourquoi ne pas continuer. Il y a une certitude : c’est un métier beau et passionnant, mais en général stressant, éprouvant et physique. Je pense que la santé t’abandonne assez tôt. Aussi, autant essayer d’en profiter le plus rapidement possible.
Et, pour ma retraite je me vois bien dans un pays au soleil, où la vie est accessible. En ce moment ce serait la Thaïlande, mais dans 20 ans la donne sera sûrement différente…
- (Là, j’ai demandé à Nono de formuler lui-même une question de son choix). Dans ta vie personnelle, qu’est-ce qui a changé depuis ton arrivée à DDU ?
Je suis assez dépensier dans la vie métropolitaine. Ici l’argent me parait tellement futile, que ça en est très agréable.
J’aimais bien tout ce qui est réseaux sociaux etc… et là plus rien, du jour au lendemain. Du coup j’écris beaucoup plus qu’avant (pas à ta mère Nono ! Elle fait rien qu’à se plaindre sur mon blog !!! NDR) et je trouve les relations beaucoup plus intéressantes.
Et puis nous allons devenir des pros du billard.
Pour résumé tout ça, je kife être ici. J’adore exercer ma passion dans ce paradis blanc. Evidemment, l’éloignement de nos proches n’est pas facile tous les jours, mais chaque jour je remercie la vie d’être ici, et d’avoir la chance de connaître ça (t’as un mouchoir Nono ? NDR).
- Bonus Nono : Le mot de la fin, une citation de Saint-Exupéry
Faites que le rêve dévore votre vie afin que la vie ne dévore votre rêve !!!!!
Merci mon Nono pour t’être prêté de bonne grâce, le premier de la TA64, à cet exercice.
Mais je te rappelle (et à toute ta famille) que ce blog est le mien. I have the final cut ! Aussi tu n’auras pas le dernier mot avec ta citation écrite en gros caractères gras.
Pour frimer je vais t’en sortir une qui m’avait beaucoup touché à sa lecture et qui a toute sa place en Terre Adélie, forcément. Je pense à un pote de Strasbourg en l’écrivant ; il avait pris l’habitude, m’a-t-il dit, de l’insérer à chacune de ses dissertations :
« La terre nous en apprend plus long sur nous que tous les livres. Parce qu'elle nous résiste. L'homme se découvre quand il se mesure avec l'obstacle. » (St Ex aussi)