(publié le 22 septembre 2014)
La raison d'être des bases antarctiques - puisque la notion de territoire national n'a pas de raison (officielle) d'être ici - c'est l'ensemble des études scientifiques qui s'y déroulent. Parmi elles, les sciences sérieuses (météorologie ...) et puis les autres (oui, j'adore me faire plein d'ennemis).
L'ornithologie est celle qui permet à 2 jeunes gens de passer leur hiver sur la banquise, dans le froid (encore -30° ce matin), dans le vent (rafales à 120 km/h au petit jour). Deux supers-héros polaires donc, des vrais, que vous êtes très étrangement nombreux à envier.
C'est donc adossés à un radiateur que je les ai retrouvés et qu'ils ont essayé de me persuader que leur cas ne relève pas de la psychiatrie.
Bonjour Aymeric, bonjour Pierre,
- Vous êtes l'un et l'autre ornithologues à DDU. Doit-on comprendre que vous vous relayez dans vos fonctions ? Vous pouvez nous expliquer le programme de vos recherches ?
- Pierre
Salut Dyder, (ouaip, j'ai tous les surnoms imaginables ici...NDR)
Effectivement nous sommes deux personnes ici à travailler sur les oiseaux mais même si nous nous entraidons, ce sont deux programmes différents.
Pour ma part, je travaille pour l’équipe de recherche « prédateurs marins » du CNRS de Chizé (CEBC), programme « ornitho-éco ». Ce programme utilise les oiseaux et mammifères marins comme indicateurs des changements globaux qui affectent les écosystèmes de l’océan austral. A travers un réseau de 4 observatoires allant de l’Antarctique au milieu subtropical, les populations de plusieurs espèces de prédateurs supérieurs sont suivies depuis plusieurs dizaines d’années. En Terre Adélie, nous suivons 8 espèces d’oiseaux (Pétrel des neiges, Damier du Cap, Pétrel géant Antarctique, Fulmar Antarctique, Océanite de Wilson, Skua Antarctique, Manchot Adélie et Manchot empereur) et 1 espèce de phoque (phoque de Weddell).
Ces informations à long terme sont utilisées pour comprendre comment le climat affecte les écosystèmes marins et par la suite faire des prévisions sur les futurs effets des changements climatiques. Dans ce cadre, le travail de terrain consiste à collecter des données par comptages, suivis phénologiques, lecture et pose de bagues, biométrie, transpondage…
Le deuxième volet du programme concerne des programmes de recherches spécifiques qui visent à étudier la reproduction et le comportement des espèces par le biais d’observations directes, collecte d’échantillons et pose d’appareils enregistreurs d’activité. Plusieurs disciplines sont abordées telles que la distribution des espèces en mer, l’écologie alimentaire, l’écophysiologie, l’écotoxicologie…
- Aymeric:
S'il m'arrive d'assister Pierre lors de ses manips sur les autres oiseaux, pour ma part je n'étudie que les manchots et aime donc à me définir comme "manchologue" plutôt qu'ornithologue; ma connaissance des oiseaux n'étant pas très fournie. Pour le compte du CNRS de Strasbourg je m'intéresse à l'écologie et la physiologie des manchots Adélie et Empereurs.
Ce programme à long terme cherche à évaluer les capacités d’adaptation des manchots empereurs et Adélie aux changements globaux environnementaux qui affectent le milieu marin en suivant au fil des années de nombreux individus dont l'histoire de vie est parfaitement connue.
Un autre volet s'intéresse, entre autres, aux échanges génétiques et à la structuration spatiale des colonies qui sont étudiés notamment grâce à l’utilisation de nouvelles technologies dont je suis chargé du déploiement et de l'entretien.
Enfin, le programme étudie l'évolution du chant des individus lors de la période de reproduction et l'impact de cette évolution (lien entre chant et état corporel, reconnaissance entre partenaires...).
- Doit-on comprendre que toutes les espèces d'oiseaux présentes à DDU ou à proximité sont étudiées d'une manière ou d'une autre ?
Nous étudions toutes les espèces d’oiseaux qui se reproduisent au sein de l’archipel Pointe Géologie. En fait, les oiseaux marins ne reviennent à terre que pour se reproduire, le reste de l’année ils sont en mer. On comprend donc bien qu’il est plus facile d’étudier ces espèces pendant la période de reproduction.
Pour compléter, signalons que les Empereurs sont la seule espèce présente et se reproduisant l'hiver en Antarctique.
La chaleur au centre de la colonie peut parfois atteindre plus de +30° !
- Comment se déroulent vos journées-type ? Quelle est la part de travail sur le terrain/dans les labos ?
L’été est la période la plus intense. C’est là que toutes les espèces (à l’exception du manchot empereur) viennent se reproduire. Notre travail dépend bien sûr des conditions météorologiques (d’ailleurs nous avons d’excellents prévisionnistes au sein de la mission) mais en règle général, je suis sur le terrain tous les jours et toute la journée.
L’hiver, c’est plus calme. Il n’y a que le manchot empereur à suivre et puis nos journées sur le terrain sont rythmées non seulement par la météo mais aussi par la durée du jour. C’est aussi le moment pour saisir dans une base de données toutes les données collectées pendant l’été.
Pour ce qui est du travail en laboratoire, je n’en ai pas.
L'hiver je suis quotidiennement une centaine de couples spécifiques de la colonie d'Empereurs. J'enregistre leur chant tout au long du cycle de reproduction.
L'été je suis particulièrement les individus d'une colonie d'Adélie et je éploie différents systèmes de suivis sur les autres colonies.
Lorsque la météo ne permet pas de sortir, je traite les échantillons récoltés (sur des individus décédés naturellement) pour les études génétiques ainsi que les chants enregistrés et j'en profite également pour rentrer les données récoltées dans de nombreuses bases de données.
Ecoutez ici le chant d'un Manchot Adelie
Ecoutez ici le chant d'un Empereur adulte
Ecoutez ici celui d'un Poussin Empereur
- Il est demandé aux personnes de passage à DDU (hivernants ou campagnards d’été) de ne pas intervenir sur le comportement des animaux. Mais n'est-ce pas quelque peu utopique dès lors qu'on souhaite les étudier et donc bâtir ici, sur « leur territoire », les infrastructures nécessaires à ces études ?
La base a été construite sur l’île des Pétrels à proximité des colonies (voir même sur les colonies de manchots adélie). Il y a donc forcément eu à un moment donné un impact humain sur les populations mais ce qui est demandé aux personnes de la base est plutôt de minimiser le dérangement. Nous avons ici des conditions exceptionnelles pour étudier les espèces du fait de la proximité aux sites de reproduction mais il faut aussi que la base vive. Il faut donc essayer de trouver le meilleur compromis entre les activités logistiques et scientifiques.
- Question population d'oiseaux, il semble qu'il y a eu une hécatombe cette année. Pouvez-vous donner quelques chiffres significatifs en fonction des espèces ? La situation est-elle exceptionnelle ?
Evolution des espèces sur les dernières années (Données collectées par le cebc/cnrs équipe prédateurs marins)
La reproduction des oiseaux a été mise à mal l’été dernier et il semble que celle des empereurs (en ce moment au stade poussin) suive le même scénario. Ici, nous collectons uniquement les données et notre travail n’est pas d’interpréter les résultats (c’est le travail des chercheurs) mais il semble que l’échec reproducteur soit en grande partie dû à la non-débâcle. En gros, la banquise était trop étendue, rendant l’accès à la nourriture plus difficile pour les adultes. Les trajets en mer étaient plus longs donc moins fréquents et les adultes finissaient par abandonner leur progéniture.
Le cas le plus représentatif est celui des manchots Adélie. Nous avons dénombré un peu plus de 52000 couples en novembre dernier. En février, il ne restait plus un seul poussin vivant. En plus des conditions de glace particulières, les manchots Adélie ont souffert d’un épisode de pluie début janvier qui a causé de gros dégâts dans les colonies (nids inondés…).
Je ne suis pas expert en la question, mais cela ne veut pas dire que la population de manchots Adélie est condamnée ou que cela va se reproduire d’années en années; il ne faut pas confondre « changement climatique » et « évènements météos exceptionnels ».
- Une de mes lectrices, à la vue des photos des petits manchots morts, a écrit ceci : « Moi aussi je suis émue de voir ces petites bêtes qui n'ont pas survécu à la bêtise humaine … la pollution car c'est elle encore qui en est la cause. Pauvre Terre ! ».
Que savent exactement les scientifiques à ce sujet ?
- Aymeric
Au cours de l'été, les nombreux glaciers de la côte Antarctique déversent leurs icebergs dans l'océan austral. Il y a plus ou moins 2 ans, un gros morceau du glacier Mertz (situé à environ 100 km de DDU) s'est décroché du glacier lui-même. Depuis, cet énorme iceberg, qui ne bouge que très lentement, semble avoir suffisamment impacté les courants océaniques locaux pour empêcher la débâcle à DDU (ce phénomène devrait être temporaire). La présence continue d'une étendue importante de banquise a un impact négatif sur la survie des jeunes oiseaux marins ici.
Je laisse à Didier le soin de vous en dire plus sur l'impact du réchauffement climatique sur les glaces de l'Antarctique et sur les circulations océaniques et atmosphérique. Pour ma part je n'ai pas assez de connaissances dans le domaine pour en débattre publiquement.
L'interviewé ça n'est pas moi, donc je vais la faire courte. Le morceau de berg qui s'est détaché du glacier Mertz (et qui "semble" être la cause de la non-débâcle) l'aurait peut-être fait aussi sans les changements climatiques en cours. Je veux dire que la cause peut être naturelle.
Il faut toutefois rapprocher nos informations locales (banquise exceptionnellement très étendue) avec celles émanant du continent antarctique dans son ensemble. Vous l'avez peut être lu dans la presse: d'une part les glaciers antarctiques fondent beaucoup plus rapidement ces dernières années, d'autre part la banquise antarctique n'a plus été aussi étendue depuis très longtemps (ces 2 informations n'étant pas nécessairement contradictoires).
Disons que ça fait beaucoup de coïncidences. Pour autant les scientifiques sont généralement très prudents sur les liens de causes à effets. Lier directement la mortalité des poussins de cette année à des causes humaines (pollution etc..) c'est aller vite en besogne.
Par contre, à échéance plus longue... (voyez la question ci-dessous)
- Les projections à 50-100 ans semblent très pessimistes sur la survie des espèces sur la côte adélienne...
La démographie (tendance des populations, prévisions…) est un domaine que je ne maitrise pas du tout mais selon une étude récente publiée dans la revue Global Change Biology (Jenouvrier et al, 2012), si le changement climatique suit les prévisions du GIEC, la population de manchot empereur de Terre Adélie pourrait diminuer de 81% d’ici à 2100 selon les modèles de prévision.
Comme le dit Pierre, ce sont des prévisions réalisées dans l'hypothèse où le changement climatique suivrait les prévisions du GIEC. Son évolution sera peut-être plus ou moins importante... En l'état, il n'est pas affirmé pas que ces espèces vont s'éteindre mais que la situation est très préoccupante....
Néanmoins, soyons conscient qu'à l'heure actuelle, l'impact des changements climatiques n'est pas une science exacte, surtout au niveau de l'Antarctique.
Enfin, on mentionne ici les populations de Terre Adélie, mais l'Antarctique est grand comme 27 fois la France et parsemé d'une quarantaines de colonies qui ne seront peut-être pas toutes impactées de manière identique.
En Terre Adélie, tout le monde s'est mis aux selfies
- Je vous ai suivis en balades au cours desquelles vous interveniez sur des phoques. Y'a-t-il plusieurs espèces présentes dans la région ? En quoi consistent ces manips' ? Quel est leur but ?
Sur l’archipel de Pointe Géologie, il n’y a que le phoque de Weddell qui se reproduit. Sinon, il n’est pas rare d’observer des phoques crabier et des léopards des mers.
Nous avons plusieurs manips sur le phoque de Weddell. Nous avons 3 comptages sur l’ensemble de l’archipel à trois dates différentes. Ces comptages sont réalisés tous les ans aux mêmes dates, ce qui permet d’avoir une idée des tendances de population.
Nous faisons également du transpondage. Cela consiste à implanter une petite puce électronique sous la peau de l’animal. Lorsque l’on croise un animal, nous le contrôlons avec un lecteur de transpondeur. Ces contrôles permettent d’avoir une idée de la longévité, de la fidélité au site de repro, de la survie/ mortalité…
- J'ai pris l'habitude de demander à mes interviewés leur motivation à venir se perdre en Antarctique. En ce qui vous concerne cela peut paraître évident, quoique.
Aymeric par exemple tu as déjà travaillé en Afrique, y'a pire pour un passionné d’animaux (tu peux nous en dire plus sur cette expérience ?) et pour ce qui est des oiseaux, certaines régions du globe sont plus riches que DDU.
Donc finalement, pourquoi avoir choisi la Terre Adélie ?
Comme énoncé plus haut, je ne me considère pas comme un ornithologue et ne suis pas un spécialiste de l'étude des oiseaux. Par contre, je suis intéressé par tout ce qui a trait à la gestion et la conservation de la faune sauvage. C'est pour cette raison que je me suis retrouvé en Afrique à suivre des guépards, dans les Alpes auprès des loups et dernièrement à DDU pour étudier les manchots. Je cherche des expériences intéressantes pour construire un parcours professionnel en accord avec mes attentes de carrière et humainement enrichissantes. Il m'a semblé que DDU serait un bon moyen d'y parvenir.
C’est tout jeune que mon père m’a transmis la passion pour les volatiles. J’ai orienté mes études de façon à pouvoir travailler sur les oiseaux et plus particulièrement sur les oiseaux marins. J’ai pris connaissance des postes d’ornithologue dans les TAAF (Terre Adélie, Crozet, Amsterdam et Kerguelen) par le bouche à oreille et depuis j’ai eu envie de découvrir ces îles et ses oiseaux. Maintenant que j’ai eu la chance de découvrir l’Antarctique, j’irais bien faire un tour dans les australes.
- Vous aurez vécu ici une expérience peu commune, humainement mais aussi professionnellement parlant. Quels sont vos projets à la suite de ce séjour ?
Ces 16 mois passés ici seront inoubliables. C’est une expérience très enrichissante sur le plan humain, personnel et bien sûr professionnel. Au retour, je commence une thèse sur « l’effet de polluants sur un oiseau marin Arctique, la mouette tridactyle ». Encore du bon terrain en perspective…
Pour terminer, je me fais un peu de pub : Voyez mon site http://pierre.ta64.tf
(Pierre y met notamment de très belles photos NDR)
Continuer à découvrir le monde et contribuer à la préservation de sa faune là où un challenge intéressant se profilera.
Je ne sais pas si cela se ressent à lecture de l'interview, mais soyez sûrs que ces deux-là sont des passionnés. Pour couronner le tout, sachez que les ornithos sont les personnes pour lesquels l'hivernage est le plus long avec 16 mois consécutifs de présence sur DDU. Oufti !
16 mois à tripatouiller des piafs dont certains vous vomissent dessus à la première caresse si, si.
16 mois à les scruter, les compter, les filmer, les écouter et, je me répète, souvent dans la tempête antarctique, par des températures de saison toute l'année, je veux dire évidemment polaires.
On ne sait plus trop si il faut dire "bravo" ou "au secours !!"
Merci à vous, Aymeric et Pierre
(Toutes les photos sont d'Aymeric et PIerre. Le 2ème graphique est tiré d'une étude "Jenouvrier et Al - 2012")