(publié le 25 novembre 2014, bonne fête Loulou)
La météorologie. Voilà bien le sujet qui occupe toutes les conversations d’un bout à l’autre de la terre, jusqu’à l’envers. C’est une science sur laquelle se sont penchés les plus illustres (par exemple tout le monde a en tête l’historique discours de Martin Luther King « I have a dream of météorology »). Et personne ne niera que la météorologie tient une place essentielle dans nos vies, surtout dans la mienne. J’ai eu l’occasion et la grande chance, au cours de mon année antarctique, de côtoyer ces scientifiques hors pair.
Permettons-nous de les déranger quelques minutes…
Bonjour Didier Lacoste !
- Quand tu auras fini ton café, pourras-tu expliquer à mes lecteurs –et aussi aux hivernants qui se posent la question depuis 11 mois– en quoi consiste ta fonction à DDU ?
Bonjour Didier Lacoste. Tout d’abord je tiens à dire que je suis extrêmement flatté d’être interviewé dans le cadre de ce blog autant informatif qu’admirable, drôle et pertinent. C’est un grand honneur.
- Je t’en prie. Peux-tu poser ton journal et répondre à la question ?
Je suis météorologiste, et en toute modestie je pense exercer le métier le plus important de la base. Le service fournit quotidiennement un bulletin de prévision pour les quelques jours à venir. Nous sommes aussi ici pour faire de l’observation du temps en surface : ça consiste notamment à relever la température et à compter les nuages. C’est un métier.
Il faut contrôler ces données, pour ensuite éventuellement les exploiter : c’est la partie climatologie de ma fonction. Mais notre mission principale consiste à lâcher une fois par jour un ballon pour faire de l’observation en altitude.
- Vous êtes donc venus ici pour lâcher des ballons ? Tu es sérieux là ou bien tu taquines mes lecteurs ?
Ah, ah, ah Didier Lacoste, comme tu es naïf, à moins que ce ne soit une pointe ironique de sarcasmes blessants que je devine dans tes questions ? Lâcher un ballon-sonde fait avancer la science. Si, si (voyez ici comment la science avance ). Ce ballon permet de relever température, humidité, pression, direction et force du vent jusqu’à plus de 20.000 mètres d’altitude. Les données récoltées vont alimenter les modèles mathématiques des grands services météos du monde entier. Elles sont encore essentielles pour améliorer les prévisions partout sur la planète.
L'échelle verticale de gauche indique la pression (donc l'altitude. Plus la pression baisse, plus l'altitude augmente).
La courbe verte indique les variations de la température en fonction de l'altitude. La température décroit jusqu'au point A (la tropause). Au dessus la température remonte: on est passé de la troposphère (en dessous de A) à la stratosphère (au dessus)
La courbe rouge indique les variations d'humidité en fonction de l'altitude. En B on voit une forte hausse de l'humidité relative de l'air, qui peut indiquer la présence de nuages.
Cerclée de rouge, l'altitude maximale atteinte par le ballon.
- Mais en quoi la présence de météorologistes est-elle utile à DDU. On pourrait faire ça ailleurs non, sous un cocotier par exemple ?
Les données collectées ici sont d’autant plus précieuses qu’elles sont rares. Il n’y a en Antarctique que quelques points de mesure sur un continent grand comme 2X l’Australie. Ces données sont finalement échangées avec tous les services météos de la planète. Quand les prévisions sont réussies à l’autre bout du monde c’est un peu grâce à moi. Quand elles sont ratées aussi…
Si on ne s’intéresse qu’à notre petit nombril adélien, tu noteras que nos prévisions sont lues par les hivernants. Par exemple ils apprécient de connaître le temps qui les attend quand ils doivent sortir à plusieurs kilomètres de la base. En période estivale, les « décideurs » planifient certaines opérations extérieures en fonction des conditions météos. J’ajoute que les données météos sont essentielles pour toutes les activités aériennes, que ce soit les arrivées/départs des avions ou bien les vols locaux de l’hélico.
Il ne faut pas non plus négliger le versant social de mon activité : quand on n’a rien à dire à un autre hivernant, le sujet qui remplit les longs silences gênants c’est la météo, la pluie (la neige) et le beau temps. Mais tu as raison, ça on peut le faire au chaud, sous les cocotiers, d’ailleurs je suis volontaire. C’est très pratiqué également en métropole.
- Didier Lacoste, tu ne travailles pas seul dans ce service. En quoi consistent les fonctions de Pierre et d’Olivier ?
On choisit ses copains, mais pas sa famille comme on dit. On ne choisit pas non plus ses collègues. Je dois donc considérer que c’est une grande chance d’être tombé sur la crème de la crème lors de ma mutation à DDU. C’est évidemment vrai pour Pierre, car il a le cœur sur la main, mais aussi pour Olivier, car c’est mon chef.
Pierre est technicien « instrumentation », c’est-à-dire qu’il est chargé de l’entretien ou du remplacement des appareils de mesure, de la station automatique… Par exemple un de ses travaux récents a consisté à remettre en ordre de marche les capteurs vent (girouette et anémomètre) situés sur le continent, au niveau de la piste « avions ». Ces instruments sont indispensables pour des atterrissages/décollages effectués en toute sécurité. C’est une opération à priori assez anodine mais qui est rendue délicate par les contraintes locales, le vent, le froid, la glace. Son successeur devra démonter cette installation après le départ du dernier avion de la saison et avant que l’hiver se ré-installe. C’est également Pierre qui met au point les sondes « ozone », lâchées 2 à 3 fois par mois.
Enfin traditionnellement, c’est lui qui fait le café.
Quant à Olivier, il a les mêmes fonctions que moi, à l’exception des tâches liées à la climatologie dont je suis responsable. Mais c’est également lui qui est chargé de la partie administrative avec notamment des rapports mensuels à transmettre à notre hiérarchie, en métropole.
Traditionnellement, c’est lui qui boit le café. Accessoirement Olivier est le créateur de l’Olivade©, qui est typiquement une blague que personne ne comprend si on ne l’explique pas.
- Didier Lacoste, tu m’apprends que tu es responsable de la climatologie. Peux-tu dresser un bilan climatologique de l’hivernage 2014 à DDU ?
Avec plaisir Didier Lacoste, j’allais te le proposer.
Les gens l’ignorent souvent mais la plus grande partie de l’Antarctique est un grand désert sur lequel il neige très rarement et où il pleut très-très rarement. Pas de bol, DDU est située sur la plus petite partie de l’Antarctique, celle où le temps sait être très moche. On a ainsi eu au cours de l’hivernage pas mal de neige, les congères atteignant rapidement plusieurs mètres.
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NORMALE |
2014 |
NOMBRE DE JOURS AVEC VENT SUPERIEUR A 120KM/H |
65 |
51 |
NOMBRE DE JOURS AVEC CHUTE DE NEIGE |
98 |
113 |
TEMPERATURE MOYENNE EN ETE |
-6°0 |
-3°5 |
TEMPERATURE MOYENNE EN HIVER |
-15°5 |
-18°1 |
En ce qui concerne la pluie nous avons eu une année exceptionnelle avec notamment l’été dernier 7 jours de pluie entre le 11 décembre et le 4 janvier. Ca n’était jamais arrivé, les précipitations se faisant évidemment très majoritairement sous forme de neige. C’est donc un nouveau record et les conséquences ont été immédiates : ça a été une catastrophe pour la reproduction des manchots Adélie (aucun poussin n’a survécu pour les 52.000 couples présents).
Un autre record battu : les températures sont restées positives pendant 9 jours 13 heures et 47 minutes consécutifs. L’été fut donc plus chaud que la normale. On serait bien tenté de tirer des conclusions en rapport avec le réchauffement climatique. Mais 6 mois plus tard, c’était juste l’inverse : l’hiver a été particulièrement froid. En juin on a relevé une température de -34.9° ce qui constitue un nouveau record pour un mois de juin. Au final juin 2014 aura été (en moyenne des températures de chaque jour) le mois de juin le plus froid depuis le début des mesures (1956). Mai, Juillet, Août et Septembre ont également été très froids, bien au-delà des normales climatiques.
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RECORD ABSOLU (depuis 1956) |
RECORD 2014 |
TEMPERATURE MAXIMALE |
+9°8 |
+7°9 |
TEMPERATURE MINIMALE |
-37°5 |
-34°9 |
VENT MAXIMAL |
245 KM/H |
179 KM/H |
En avril on a observé 8 jours consécutifs sans soleil, ça n’était jamais arrivé non plus. L’année a été peu ventée malgré quelques pointes à plus de 170 km/h. Par voie de conséquence peu de houle s'est formée et pour la première fois depuis que l’homme s’est installé ici, la banquise n’a pas débâclé. Au plus près, la mer libre de glace s’est approchée jusqu’à 20 km de la base alors qu’habituellement elle arrive à un moment ou l'autre de l'été au pied de l’îlot. Là aussi on imagine facilement que ces conditions exceptionnelles ont eu un impact sur la vie animale qui a ici un rapport très étroit avec la proximité de la mer, source de nourriture. A l’heure actuelle, au plus près de la mer, la banquise fait 3 mètres d’épaisseur. Les plus anciens n’avaient jamais connu ça à cette époque de l’année et sont très pessimistes quant à une possible débâcle avant R1, dans 3 semaines.
Un été plus chaud, un hiver plus froid, moins de soleil, moins de vent mais plus de pluie, une banquise persistante… c’est aussi pour ça que les scientifiques parlent plus de « changements climatiques » que de « réchauffement climatique ».
- Dans quelques jours la relève sera là: quel bilan professionnel tires-tu de ton expérience adélienne ?
La météorologie, les gens ne le savent souvent pas, c’est plein de métiers différents. Peut-être est-ce une chance (peut-être pas), j’avais déjà exercé ceux que j’ai eu à pratiquer ici. Le ballon-sonde par exemple, même si on lance parfois dans des conditions assez uniques et dantesques à DDU (voyez les forces du vent du tableau ci-dessus). J’aime aussi beaucoup travailler avec/pour les pilotes qu’ils soient avion ou hélico. Ce sont des gens directement concernés, pour leur propre sécurité et celle de leur vol. C’est très valorisant quand on fait du bon boulot, mais aussi parfois un peu anxiogène quand on se trompe. Et puis les relations avec le « grand public », ici donc les hivernants, j’adore. Savoir faire passer correctement le message c’est un métier aussi, mais pour ça j’étais déjà sur-entrainé après 15 ans passés à l’observatoire de l’Aigoual, un site météo ouvert au public.
Il y a un truc que je retiendrai, pas professionnel mais en rapport avec la météo : tu vois ce matin il faisait -12° et je circulais d’un bâtiment à un autre simplement habillé d’un T-shirt et d’une polaire légère, grande ouverte. Sans problème. C’est incroyable cette faculté qu’a le corps humain à s’adapter à des conditions pas familières. Ou alors c’est parce que, comme le dit souvent Coralie, j’ai un corps humain exceptionnel.
- Sans nul doute. Et personnellement, que retires-tu de ton séjour ?
D’abord les relations avec les gens. J’ai appris à « connaître » 24 nouvelles personnes, je devrais dire 24 personnalités. Et encore, je ne compte pas les campagnards d’été avec qui j’ai eu globalement de très bons rapports. Même si on ne va pas aborder forcément – ou avec tous – des sujets intimes, ce qu’on vit ici en termes de relations humaines n’est évidemment pas banal. Et puis on croise des personnes qui viennent de tous horizons et de milieux différents. On apprend au final beaucoup de choses. Enfin, il faut le dire, on se marre drôlement. C’est gai d’avoir tous les jours sa dose de franche rigolade.
Ensuite, évidemment, il y a l’aspect « découverte d’un pays ».
Et l’Antarctique, quand même, pour quelqu’un qui a le voyage dans les gènes, c’est un graal. J’ai pris un énorme plaisir à marcher parmi les bergs, glisser sur les fesses sur les pentes du continent, boire une bière sur le rocher sur lequel Dumont d’Urville a débarqué en 1840, entendre le glacier Astrolabe craquer, m’allonger sur le cercle polaire antarctique, greloter en admirant les aurores australes et la voûte céleste, patauger dans la banquise fondante ou au contraire me vautrer lamentablement en ripant sur la glace vive. Mon seul gros regret, c’est le ciel couvert du 29 avril, qui nous a empêchés d’admirer l’éclipse totale de soleil.
Enfin, et même si ça n’est pas ma grande passion, je suis conscient de la chance que j’ai de côtoyer, au plus près, certaines espèces animales rares ou inaccessibles pour la plupart des êtres humains. D’ici on peut même, sans gros effort ni beaucoup de connaissances préalables, suivre l’évolution de leurs comportements en fonction des saisons. C’est un vrai privilège et c’est intéressant, même si ça ne se mange pas.
- Les bonnes manières auraient voulu que je t’interviewe en dernier lieu. Mais si j’ai choisi aujourd'hui c’est parce que c’est un jour très particulier dans l'histoire de la météo en Terre Adélie...
Je vois que tu es bien renseigné. Effectivement aujourd’hui nous lançons le 20.000ème ballon-sonde de l’histoire de DDU. Cela représente plus de 50 ans de données collectées. J’ai une petite pensée pour tous les collègues météos qui se sont succédés ici depuis tant d’années et qui ont chacun participé à ce travail. J’en connais certains. Et il y en a certains que je ne connais pas mais qui lisent ce blog !
- Ah d’accord. Mais 20.000 lâchers, en quoi cela est-il important pour les gens de DDU?
Ben du coup, pour fêter ça, va y’avoir ce soir un apéro avec les potes.
13h30, Didier Lacoste m’a soudainement interrompu et s’est éclipsé. Il allait rater l’heure d’une réunion urgente qui se tenait un peu plus loin, du côté du dortoir si j’ai bien compris.
Merci en tout cas Didier Lacoste, désormais validé « héros polaire », d’avoir su nous faire rêver et d’avoir apporté ce regard professionnel et sans concession sur un métier si souvent et injustement raillé.